Doux iconoclastes

Au cœur de la léthargie de l’hiver, notre mental torpide et assombri par la fatigue, suriné par un monde où les êtres humains continuent à s’entretuer et à se juger quotidiennement, les capsules temporelles que constituent les concerts sont salvatrices, guérisseuses même.

En ces instants où l’on est sur le fil, où l’esprit nous joue des tours, où l’on est sur le point de basculer dans la mélancolie, l’art seul permet de capter ces émotions et d’agir alors en catharsis.

Car il est à la fois poison et remède. Il appuie là où ça fait mal, fait suppurer la plaie, infecte de son poison doux, libère des maux et opère des métamorphoses.

Ce 15 décembre 2023 je l’avoue, je viens soigner mon âme avec les toubibs d’Ella A. Thaun et Psychotic Monks, deux groupes français d’exceptions, inclassables et à la musique indescriptible (il va être facile à écrire ce report).

Le bloc opératoire ? Le Métaphone à Oignies, superbe reconversion du patrimoine minier du Pas-de-Calais et l’une des meilleures salles de concert des Hauts-de-France !

Je vous embarque pour cette soirée ô combien salvatrice.

Ellah A.Thaun : Faites entrer l’accusé

Etant une fan absolue de Christophe Hondelatte, je remarque d’emblée le t-shirt « Faites entrer l’accusé » qu’arbore la claviériste et je sens que ce groupe, que je ne connais pas encore, va m’en faire voir de toutes les couleurs.

Le quatuor formé en 2014 entame son set sans ambages, c’est direct et bien grunge, de prime abord. Et puis, plus on avance dans le set, plus on découvre une espèce d’inquiétante étrangeté dans la musique d’Ellah A. Thaun. Bien sûr, on entend de la pop, de la folk, de la dark folk même si on veut être précis, du grunge mais il y a autre chose. La légèreté des compositions folk est twistée par des longues plages bruitistes, le tout est appuyé par un batteur à l’expression musicale très juste. Mais ici la batterie ne tient pas le « simple » rôle d’assise rythmique, elle possède sa propre expression, une narration qui vient enrichir le chaos organisé des instruments mélodiques.

Parfois je pense aux Smashing Pumpkins et parfois, sans trop que je sache pourquoi, je pense aux années 70, mais pas du côté des hippies et du flower power, plutôt du côté occulte qui s’en dégage. J’imagine parfois aussi être dans un vieux film d’horreur de la Hammer. Tout cela n’est que pur ressenti brut et je ne sais expliquer pourquoi ces images et ces sensations me viennent. Avec le recul, je l’explique par le fait qu’il est difficile de qualifier la musique d’Ellah A. Thaun, j’ai ressenti ce live comme un cinéma pour l’oreille, une succession d’images et de rupture sans structure réelle. C’était génial et indescriptible.

The Psychotic Monks : Entrez dans la danse

Vu pour la première fois cette année au Grand Mix à Tourcoing avec en première partie le trio Grandma’s Ashes et un show drag king, il me tardait de revoir le quatuor.

Et ce qu’on peut dire, c’est qu’en quelques mois seulement, les quatre moines et moinesses ont sacrément chamboulé leur set ! Avec une grosse place laissée à l’improvisation, les morceaux du dernier album Pink Color Surgery, sorti en février de cette année, sont étirés et twistés dans tous les sens et on assiste à une véritable performance.

Qu’on s’entende bien ici sur le sens du mot performance.

Le quatuor n’a pas de leader défini et c’est donc sur une même ligne que sont installés les quatre musiciens.

Chacun(e) possède une identité, un style et une façon de faire sonner son instrument qui lui est propre, chacun apporte une pierre polie par ses soins à l’édifice, mais tout le monde est à l’écoute et est attentif à l’autre. En somme, chaque musicien(ne) y met de sa personnalité, mais aucun ne flamboie plus qu’une autre, tous(tes) rayonnent sans brûler personne, cela donne un show très riche et dense. Les Psychotic Monks arrivent, dès le début du concert, à créer un espace, leur espace de musique, de représentation, ou chacun(e) est bienvenu(e)

Et j’ai eu l’impression d’être invitée plusieurs fois durant le concert : tout d’abord, à danser au son des claviers modulaires des morceaux « Crash » et « Post-post ». Et puis, on m’a invitée (en tout cas c’est comme ça que je l’ai ressenti), à entendre et à avoir conscience de la structure, de la texture, du silence et du bruit d’une composition. On se laisse emporter par le chaos saturé des guitares, la rage et la colère qui s’en dégagent, puis on médite tous ensemble, yeux fermés et puis on danse joyeusement, et l’instant d’après, on ne respire plus, on écoute ce moment suspendu où Clément, le batteur, chante a capella accompagné des bruits qui sortent de son synthé modulaire.

Petit à petit, le set se fait plus intimiste, plus personnel et malgré l’aspect expérimental, l’ascenseur émotionnel de ce moment, les quatre personnes que je vois en face de moi partagent, de la façon la plus simple possible, leur sensibilité, leur musique, sans retenue et sans forme de condescendance, c’est que l’on appelle plus communément : la grâce.

Le meilleur concert de l’année 2023 pour ma part.

Merci d’avoir pris le temps de me lire et à l’année prochaine.